A l’occasion de la 43ème commémoration du décès de Mohamed Hassan Ouazzani (1910 – 1978) qui coïncide avec la journée internationale de la Démocratie, le Centre Mohamed Hassan Ouazzani a organisé le 1er octobre 2022 une journée d’études sous le thème « LES VOIES DE LA DEMOCRATIE : DIALOGUE, PLURALISME, TOLERANCE ET NON-VIOLENCE ».
« Tout peuple qui s’endort en liberté se réveillera en servitude… La liberté meurt si elle n’agit point ; elle vit dès qu’elle agit. » [1]
Dans le contexte actuel de crise liée aux conséquences de la pandémie mondiale et aux difficultés énergétiques résultant des conflits en Ukraine et au Moyen-Orient ainsi que des défis causés par les changements climatiques, les dirigeants des Etats sont confrontés à des prises de décisions dans l’urgence et à imposer des mesures contraignantes et autoritaires.
Si la grande majorité des Etats membres des Nations Unies se réclament de la « démocratie », certains d’entre eux ont pris des décisions ne respectant plus les règles élémentaires des institutions démocratiques et des Droits de l’Homme. Même dans les « démocraties dites avancées », des mouvements de citoyens ont dénoncé la violation des procédures démocratiques dans les mesures prises dans l’urgence de la crise. Les dirigeants ont été confrontés à des opinions souvent réfractaires à ce que d’aucuns dénonçaient comme des mesures dictatoriales, contraires aux pratiques démocratiques. A contrario, dans certains pays, des dirigeants populistes ont émergé et se sont affirmés parfois en modèle pour discréditer la démocratie et son manque d’efficacité.
Or, qu’en est-il au Maroc ? Depuis la nouvelle constitution de 2011, qu’en est-il des « avancées démocratiques » promises ? Tous les partis politiques se réclament de la démocratie, mais comment l’ont-ils promue et renforcée dans un contexte des énormes défis de transformation que proposait le Nouveau Modèle de Développement ? Que signifie le référentiel démocratique pour la société dans son ensemble ?
Pa rapport à ces graves questions, le témoignage du promoteur de la démocratie au Maroc qu’a été Mohamed Hassan Ouazzani offre une réflexion stimulante sur ce que peut signifier la mise en œuvre d’une « démocratie authentique ».
Limitons-nous ici à reproduire quelques citations de sa « pensée démocratique » et de ses propositions :
En 1952, en réponse à la question d’un journaliste du Christian Science Monitor de Boston portant sur le type de gouvernement à proposer pour le Maroc indépendant, Mohamed Hassan Ouazzani, après avoir distingué la pratique de la « théocratie en Islam » et la démocratie moderne, répond :
« … Si l’on donne à la démocratie un sens plus large et moins précis, c’est-à-dire la nécessité pour les gouvernants d’avoir le consentement du peuple et de mériter sa pleine confiance ainsi que l’obligation pour eux de se conduire à l’égard du peuple en dirigeants responsables qui réalisent la justice et l’équité entre tous et qui demeurent loin de toute politique de force et de règne personnel, il est exact d’affirmer que le gouvernement musulman est bien une démocratie. »
« L’Islam qui est démocrate par son esprit et ses principes laisse aux Musulmans le soin d’organiser leur gouvernement de la façon la plus conforme à leurs intérêts et la mieux adaptée aux exigences de leur époque. Ainsi donc l’Islam admet parfaitement le système démocratique moderne. C’est l’une des raisons majeures qui ont déterminé les peuples islamiques à introduire chez eux les institutions démocratiques contemporaines ».
« Nous sommes d’autant plus pour le système démocratique occidental que l’Islam y est absolument favorable, je dirai même que la doctrine musulmane est d’accord avec les idées les plus progressistes que nous connaissons en matière de gouvernement démocratique ». (Citations tirées d’Entretiens avec mon père, d’Izarab Ouazzani, p. 31)
Dans un article de 1952, « Choura et indépendance » paru dans Rai Al Amm, le 21 août 1952, (il y a 70 ans !) Mohamed Hasssan Ouazzani écrit :
« La lutte pour l’établissement de ces principes démocratiques est une lutte amère. Pour les réaliser, nous devons d’abord les faire pénétrer dans l’esprit d’un peuple qui a vécu dans l’esclavage pendant des siècles, puis mener une autre lutte plus dure encore contre les forces réactionnaires et tyranniques qui ne peuvent concevoir leur existence qu’en écrasant le peuple sous le faix de l’ignorance et de la misère. »
« Ceux qui croient que seule l’indépendance est capable de réaliser le bonheur des peuples, même dans un régime non démocratique, et pensent que cette indépendance seule est le but de la lutte, devraient jeter un coup d’œil sur des nations dites « indépendantes » qui ne jouissent pas des principes démocratiques ; leurs gouvernants se sont emparés du pouvoir, mais les habitants vivent en arrière du temps et du mode de vie des nations évoluées. »
« Les nations nouvellement indépendantes et qui combattent à présent sur le front démocratique, nous dictent une leçon claire et nette : c’est que la lutte pour la démocratie est aussi chargée de sacrifices et d’embûches que l’est celle pour l’indépendance : elle fortifie notre conviction qu’il faut lutter sur les deux fronts, afin d’asseoir efficacement les bases de la renaissance et de l’évolution de notre peuple ». (Citations tirées d’Entretiens avec mon père, d’Izarab Ouazzani, p. 33- 34.)
Faut-il rappeler ici que le combat de Mohamed Hassan Ouazzani pour l’instauration d’une « démocratie authentique » sera inlassable au moment de l’indépendance et poursuivi avec ténacité jusqu’à sa mort en septembre 1978.
Encore dans le contexte des crises politiques que traverse le Maroc, il dresse un diagnostic sévère de la situation, déclarant que « le Maroc ressemble à un « homme malade » qu’il est urgent de secourir au moyen d’une « grande opération chirurgicale » qui extirpe le mal et que seul peut mener à bien un « praticien qualifié » qui n’est autre qu’une nouvelle équipe dirigeante capable de bien gouverner le pays. »
Dans ses propositions soumises à Sa Majesté le Roi, dès 1965, d’une « Révolution à froid par en haut », qu’il renouvelle et en précise la méthode et les objectifs avec insistance, Mohamed Hassan Ouazzani écrit entre autres au sujet des expériences parlementaires et opérations constitutionnelles, qu’elles ont contribué à « ridiculiser la Démocratie dans ce pays, d’en entacher la réputation, d’en gâcher les institutions et de la discréditer dans l’esprit de la Nation qu’il n’en a connu que les expériences stériles et dépourvues de toute valeur. »
« Si la démocratie et la constitution figurent parmi nos revendications fondamentales, nous leur donnons leur signification réelle qui ne veut dire en aucune façon un « plagiat de la démocratie et de la constitution » tel qu’il est pratiqué dans notre pays et qui est condamné à décevoir complètement et à échouer inévitablement ». (Citations tirées d’Entretiens avec mon père d’Izarab Ouazzani, p. 312-316).
A l’interrogation que posait Mohamed Hassan Ouazzani en 1971 : Où va le Maroc ? Que faire », que pouvons-nous dire aujourd’hui de l’état de la démocratie, de son fonctionnement et de son degré d’intégration par la société marocaine ? En effet, sans culture démocratique, nourrie du pluralisme des opinions et des partis, du dialogue entre gouvernants et gouvernés, de la pratique de la tolérance et de la non-violence dans les échanges entre les humains, une « démocratie authentique », non plagiée, vivante, répondant aux aspirations des citoyens et au respect de leurs droits fondamentaux, ne saurait leur apporter la sécurité et le bonheur.
Confrontée à la nouvelle étape de civilisation qui s’est engagée avec l’émergence du Numérique et aux nouveaux défis et aux nouveaux potentiels qu’elle génère, la société tout entière connaît des transformations qu’induisent les nouvelles technologies de communications et de gestion des relations interhumaines et entre les peuples de la terre entière. Est-ce que ces nouveaux instruments à disposition vont renforcer la démocratie et son fonctionnement, ou au contraire en diminuer son attractivité et sa crédibilité ? Les principes et les pratiques démocratiques ne sont-ils pas contestés de plus en plus frontalement et récusés par des Etats aux régimes autoritaires, voire autocratiques ; les agissements et les discours de ces derniers ne sont-ils pas en train de bouleverser l’ordre mondial et de porter atteinte à la sauvegarde de la paix entre les nations.
L’enjeu de la numérisation des sociétés a d’ores-et-déjà interpellé l’Organisation des Nations Unies qui incite à une coopération numérique internationale, porteuse d’une nouvelle gouvernance mondiale à renouveler et à renforcer dans un esprit de paix mondiale.
Le Maroc est donc lui aussi engagé dans ce processus : y est-il préparé et en quels termes veut-il et peut-il y participer ? Peut-être appartient-il à l’élite de la nation de proposer une ambitieuse utopie pour mobiliser toute la société pour en faire un « modèle de gouvernance et d’un vivre ensemble dans une démocratie authentique», auquel aspiraient Mohamed Hassan Ouazzani et ses compagnons de lutte ?
[1] Citation du philosophe français ALAIN, reproduite dans Démocratie, Journal du PDI, No 1, 7 janvier 1957, p. 5.