Les Marocains Juifs : un exemple de fraternisation judéo-arabe
INTRODUCTION
Au nom du CENTRE MOHAMED HASSAN OUAZZANI POUR LA DEMOCRATIE ET LE DEVELOPPEMENT HUMAIN, j’ai le plaisir de vous inviter à prendre part à cette visioconférence intitulée Les Juifs marocains : un exemple de fraternité judéo-arabe.
Pour animer la conférence et apporter leurs éclairages, notre Centre se réjouit d’accueillir des spécialistes de l’histoire des Juifs du Maroc : le professeur Mohamed Hatimi et le Professeur Mohamed Bourras, tous deux de l’Université de Fès. Leurs recherches et leurs publications renouvellent de façon significative les connaissances sur la situation des Israélites et de leurs relations avec leurs voisins ou partenaires musulmans.
Etant donné la dimension profondément humaine et mémorielle de la situation particulière des Juifs au Maroc, nous avons tenu à associer des intervenants en tant que témoins de leur« vécu marocain ». Je tiens à remercier pour sa disponibilité Monsieur le Professeur Elie Elbaz à apporter son témoignage et son analyse ; il s’est illustré pendant des années à la Faculté de Droit à Casablanca et dans d’autres universités au Maroc et à l’étranger ; il est aussi un membre actif du Conseil national des Droits humains.
Je suis aussi très heureuse d’accueillir Monsieur Lionel Tangy-Malca qui s’est proposé très spontanément et avec enthousiasme d’apporter,depuis Paris où il réside, le témoignage de son attachement indéfectible à sa patrie marocaine ; exerçant des activités dans le monde des affaires au niveau international, ses commentaires et ses suggestions nous permettront de prendre conscience des opportunités qui s’offrent au Maroc dans la compétition mondiale.
Depuis quelque temps déjà, le Centre Mohamed Hassan Ouazzani pour la Démocratie et le Développement humain se proposait d’organiser une conférence/ débat, voire un colloque scientifique sur la place des Juifs dans l’histoire du Maroc. La pandémie a retardé et empêché d’organiser une séance en présentiel selon nos pratiques depuis des années ; elle nous a contraints en 2020 et 2021 àrecourir à des visioconférences, toutes disponibles sur notre site et sur Youtube.
En ce début d’année 2022, par précaution sanitaire, nous proposons encore de recourir à la visioconférence, notamment pour aborder aujourd’hui la situation des Juifs marocains, leurs liens personnels et affectifs avec leur pays de naissance ou d’origine, liens porteurs de perspectives nouvelles et prometteuses.
En effet, dans le contexte actuel d’un approfondissement et d’un élargissement des relations entre le Maroc et l’Etat d’Israël, notre Centre estime pertinent de donner une perspective historique au destin des Israélites marocains, dont une part importante a émigré en Israël, population émigrée qui procure une assise significative au partenariat entre les deux pays.
Par ailleurs, l’exposition en cours du 24 novembre 2021 au 13 mars 2022, sur Les Juifs d’Orient : une histoire plurimillénaire à l’Institut du Monde arabe à Paris invite à mettre en évidence la spécificité marocaine, ne serait-ce que par l’apport documentaire et patrimonial de la culture juive au Maroc.
De nombreux documents et témoignages montrent la profonde imbrication des cultures juive et musulmane de façon impressionnante dans les diverses régions du Maroc, bien au-delà des grandes cités impériales ou portuaires qui servent souvent de référence.
Signalons encore la diffusion récente d’un documentaire original, passionnant et émouvant, intitulé ZIYARA qui illustre de façon remarquable l’attachement des Israélites aux lieux exceptionnels de mémoire que sont les cimetières et les sanctuaires de Saints vénérés à travers le Maroc. Madame Simone Bitton, autrice de ce film d’une grande authenticité que nous avons souhaité associer à notre séance n’a pas été disponible à notre grand regret. En effet, les séquences de nombreux témoignages qu’elle a recueillis et commentés illustrent de façon exemplaire la thématique proposée ici de la fraternisation entre Juifs et Musulmans au Maroc en tant que réalité vécue de part et d’autre.
Notre Centre Mohamed Hassan Ouazzani pour la Démocratie et le Développement humain estime en effet qu’il est particulièrement légitimé à proposer des échanges sur cette problématique qui nous invite à évoquer les promesses d’un avenir sûr et prospère à l’aube de l’indépendance ainsi que la tragédie de l’exil, par vagues successives, de centaines de milliers de nos compatriotes israélites.
En effet, Mohamed Hassan Ouazzani a consacré sa vie au combat pour l’indépendance de son pays dès les années 1930 et à la promotion de la démocratie dans un Maroc souverain ; il s’est prononcé avec vigueur pour rassurer ses compatriotes juifs au moment où des craintes surgissaient sur leur présence et leurs droits ; ces craintes étaient suscitées par des propos démagogiques de certains dirigeants politiques et publicistes ; en outre, elles étaient alimentées par des attentats, des meurtres et des disparitions qui présageaient du pire au moment de l’accession du Maroc à l’indépendance.
D’ailleurs, durant cette période trouble des années 1950, Mohamed Hassan Ouazzani s’est évertué, lors de rencontres avec des responsables de la communauté israélite marocaine et dans ses interviews, à insister sur la parfaite égalité des droits entre musulmans et israélites dans le Maroc nouveau ; à son avis, ce nouveau Maroc devait se libérer du colonialisme, des féodalités et du sectarisme qui bloquaient l’établissement d’institutions démocratiques, condition indispensable à l’accession du pays à la modernité et à son unité.
Mon père ne ménagea pas ses interventions auprès des organisations juives à l’étranger, notamment lors d’entretiens avec le bureau de l’Agence juive à Genève en 1955. Dans ses mémoires, le directeur de ce bureau rend compte des initiatives et promesses échangées avec des dirigeants des mouvements nationalistes marocains et en particulier du Parti démocrate de l’Indépendance (PDI) de Mohamed Hassan Ouazzani, et cela en vue d’assurer un avenir de paix et de prospérité à la communauté israélite au Maroc.
De retour dans son pays après l’indépendance, Mohamed HassanOuazzani a tenu à inviter tous les compatriotes israélites à se mobiliser pour l’édification d’un Maroc démocratique. Son discours lors de son accueil par la communauté israélite au Cercle de l’Union à Casablanca, le 10 février 1957, en est une parfaite illustration.
Permettez-moi de vous lire un extrait de son discours en réponse aux paroles du Président de cette assemblée, Monsieur Sam Nahon, qui a rappelé, je le cite :
« Dès le début du mouvement nationaliste, le leader du PDI se penchait avec générosité, humanisme et intelligence sur le problème du judaïsme marocain. … Dès cette époque, alors que le Maroc n’avait pas conscience des problèmes modernes, en grand précurseur, M. Ouazzani prêchait l’égalité et la fraternité entre les différentes communautés religieuses du Maroc ».
Répondant à cette sympathique introduction, Mohamed Hassan Ouazzani déclare :
« Nous restons fidèles à notre lutte. Quand nous avons entrepris avec nos compagnons la libération du sol national, nous étions persuadés que cette libération n’était valable qu’autant qu’elle libérait tous les citoyens marocains – et vous êtes, camarades de confession israélite, d’authentiques citoyens de ce noble pays ».
« L’indépendance acquise doit vous apporter comme à tous les Marocains de grandes satisfactions morales et matérielles. Vous avez des devoirs à l’égard de votre pays, mais aussi des droits. Je vous demande d’œuvrer à parfaire l’indépendance et l’unité de notre pays et à travailler pour contribuer à sa prospérité ».
« En revanche, citoyens marocains de confession israélite, vous avez le droit de vivre en paix, respectés et libres. – Aucune entrave ne doit gêner le plein épanouissement de votre personnalité – le PDI est votre parti, il ne fait aucune différence entre ses adhérents de confession israélite et musulmane – il répond au génie de votre race qui est profondément démocratique – Le PDI ne créera pas de formation spéciale pour les Israélites. En tant que Marocains, ils doivent vivre dans les mêmes formations que les Musulmans. Car c’est en se côtoyant, en se fréquentant, en souffrant ensemble et en triomphant en commun des difficultés que l’on apprend à s’estimer, à s’aimer ».
(fin de la citation à partir du Journal Démocratie du 17 février 1957, accessible en ligne sur le site de notre Centre)
Je tiens encore à signaler que dans l’ouvrage Entretiens avec mon père (qui est aussi en arabe), mon regretté frère Izarab Ouazzani a reproduit plusieurs documents rassemblés par notre père en vue de la rédaction de ses mémoires pour la période 1945-1955, (dont il n’a pas pu achever la rédaction). Le chapitre 7 a pour titre : Les Israélites marocains, p. 213-218. Il y est justement question d’une « fraternisation judéo-arabe … qui serve d’exemple dans le monde ».
Aux yeux de Mohamed Hassan Ouazzani et des dirigeants de son Parti, le PDI, les Israélites marocains, du fait notamment de leur éducation, de leur formation professionnelle sont appelés à apporter une contribution importante à la mise en place d’un Maroc nouveau, orienté vers la modernité ; leur contribution à la création et à la consolidation d’institutions démocratiques était attendue, car souhaitée par les élites israélites. « L’égalité doit régner entre tous les citoyens… dans tous les domaines » et « sans discrimination », proclamait le PDI dans ses nombreuses interventions et publications. Faut-il rappeler que des intellectuels et des experts israélites ont fourni des articles ou des chroniques dans plusieurs numéros du Journal Démocratie entre 1957 et 1958 et dans d’autres publications du partiet dans divers journaux. Je signale notamment les articles d’un très jeune Victor Malka qui animera pendant des années une émission sur la culture juive sur France culture.
Par ailleurs, si les nouveaux ministères et agences créés au moment de l’indépendance ont compté de nombreux cadres israélites, très rapidement ils ont été dissuadés, voire écartés de leurs postes. Sur cette question, il serait intéressant d’avoir des données plus précises ainsi que des témoignages qui documenteraient le ratage de cette « fraternisation » prometteuse au moment de l’indépendance.
Pour sa part, Mohamed Hassan Ouazzani a déploré cette dérive vers l’exclusion qui a privé le Maroc d’importantes et précieuses ressources humaines au moment où elles étaient indispensables pour la modernisation du pays et l’instauration d’institutions démocratiques authentiques.
Jusqu’à la fin de sa vie, nombreux ont été les témoignages d’Israélites marocains, restés fidèles à leur « combattant patriotique » et tous affectés par l’échec du Maroc nouveau de fraternité.
A partir de cette référence historique, il serait important d’aborder quelles peuvent être les perspectives d’une fraternisation renouvelée entre tous les Marocains d’origine qu’ils soient musulmans ou israélites, émigrés dans le monde entier. En effet, il y a des fraternisations prometteuses dans les diasporas qu’il serait intéressant de mettre en évidence : cercles culturels ou programmes de coopération en faveur du développement humain, éducatif, culturel, socio-économique etc.
C’est dire que la question que nous allons aborder aujourd’hui soulève des interrogations à propos de faits historiques oubliés ou délibérément escamotés ; elle ouvre aussi des perspectives sur la prise en compte d’atouts solides en faveur de l’élaboration d’une mémoire partagée entre citoyens musulmans et israélites ; cette mémoire peut non seulement entretenir, mais surtout développer des opportunités d’échanges pacifiques et féconds en référence aux racines communes des deux communautés.
Je suis certaine que nos intervenants sauront apporter des éclairages passionnants et inspirants, non seulement sur les résultats de leur recherche académique, mais aussi sur les vécus des uns et des autres.
Il me reste à remercier encore une fois tous nos intervenants et à saluer aussi le public auquel cette visioconférence est ouverte, public d’ailleurs invité à exprimer ses observations et ses questions par message.
CONCLUSION
A l’issue de ces passionnants exposés et des échanges qui les ont magnifiquement prolongés, je tiens encore à remercier tous les intervenants.
Leurs propos contribuent à la mise en évidence de l’importance du patrimoine humain, culturel et moral du judaïsme marocain, présent depuis des millénaires dans notre espace maghrébin. L’exil malheureux et regrettable de la grande partie de cette communauté ne doit pas effacer de notre histoire cette expérience privilégiée d’un vivre ensemble et encore moins de notre mémoire nationale.
L’attachement profond et pas seulement émotionnel de milliers d’Israélites établis de par le monde à leurs racines marocaines est un fait qui doit être reconnu par l’ensemble de la population marocaine. Les programmes d’enseignement général et professionnel devraient apporter des connaissances essentielles sur la présence juive au Maroc et de ses apports importants à l’histoire et à la culture de notre pays.
Les expériences passées d’un “vivre ensemble” entre les communautés juives et musulmanes invitent à nourrir la voie à des dynamiques de nouvelles coopérations fraternelles, notamment dans les diasporas respectives. Ces potentiels de coopération sont des opportunités pour le développement des institutions et des pratiques démocratiques aussi bien au Maroc que dans les populations émigrées.
Notre pays pourra ainsi s’assurer de nouvelles perspectives de développement humain et socio-économique et d’un rayonnement à la hauteur de son prestige historique comme le rêvait mon vénéré père, Mohamed Hassan Ouazzani.
Houria Ouazzani