À l’occasion du 68e anniversaire de l’Indépendance, le journal Le Matin a consacré un dossier spécial mettant en lumière des figures marquantes ayant contribué à l’évolution du pays. Au sein de ce dossier, un entretien a été mené avec Dr. Houria Ouazzani, présidente du Centre Mohamed Hassan Ouazzani pour la Démocratie et le Développement Humain. Fille du visionnaire Mohamed Hassan Ouazzani, dont l’empreinte nationaliste a marqué l’histoire du pays, son engagement continue de perpétuer la mémoire d’un dévouement patriotique ancré dans le développement et la démocratisation du Maroc.
Fête nationale 16 novembre 2023 – Texte original de l’Entretien avec Le Matin
Le Maroc commémore le 68e anniversaire de l’Indépendance. En tant que fille d’un illustre résistant, que représente pour vous cet événement phare de l’Histoire contemporaine du Royaume ?
En tant que fille de Mohamed Hassan Ouazzani, je suis particulièrement sensible aux commémorations qui permettent, je le souhaite, à tous nos concitoyens, de prendre conscience de l’importance des évènements qui ont marqué l’histoire de notre pays. Le combat mené depuis l’imposition du Protectorat en 1912 pour le rétablissement de la pleine souveraineté mérite d’être connu. Ce combat doit être porté à la connaissance des nouvelles générations, ne serait-ce que pour qu’elles puissent s’inspirer et prendre exemple sur ceux qui ont sacrifié leur vie pour la Patrie. L’histoire de cette lutte pour l’indépendance doit à mes yeux nourrir le civisme au sein de notre population et contribuer à entretenir et promouvoir les valeurs nobles au sein de notre Société qui fait face à de nombreux défis. C’est d’ailleurs dans ce but que le Centre Mohamed Hassan Ouazzani pour la démocratie et le développement humain a été créé en 2014.
En plus des Fonds de documents historiques qui fournissent de substantielles informations sur le Mouvement national et en particulier sur les activités de mon vénéré père Mohamed Hassan Ouazzani qui a été un des pionniers de ce combat patriotique, le Centre Mohamed Hassan Ouazzani organise des débats pour approfondir les connaissances historiques sur cette période cruciale du combat pour l’Indépendance. De même, il traite aussi divers problèmes de notre société face aux défis de la modernité. La promotion de la démocratie, des valeurs et des pratiques qui la caractérisent est au cœur de nos objectifs. Nous tenons aussi à diffuser auprès du plus grand nombre le résultat de nos réflexions, de nos publications et de nos recherches grâce à un site web www.mohamedhassanouazzani.org et à notre présence sur les réseaux sociaux.
Comment Feu S.M. le Roi Mohamed V et le Mouvement nationaliste coordonnaient leurs actions pour faire face aux pressions et aux manœuvres des autorités coloniales ?
Il est important de noter que durant une première période de son règne qui a débuté le 18 novembre 1927, le Sultan Mohamed Ben Youssef a été soumis au Pouvoir exercé par les Autorités du Protectorat, sans marge de manœuvre sur le plan des relations internationales. Il fallait attendre la fameuse conférence d’Anfa en janvier 1943, où une rencontre a lieu entre le Président des Etats-Unis, Roosevelt et le Sultan pour que les choses changent. Cet entretien a profondément irrité le Résident général, intrigué des promesses faites par le Président américain concernant le statut du Maroc dans le Monde Nouveau qu’allaient créer les Puissances alliées, sous l’emblème des Nations Unies.
Durant les années 1930, le Mouvement national initie un combat difficile. A ce stade, il n’y a pas de coordination possible avec le Palais. Le Mouvement qui s’organise vise à mobiliser l’opinion tant au Maroc qu’en France même contre les pratiques colonialistes, si contraires aux valeurs de la République française. Je tiens à rappeler un événement mobilisateur, initié par mon vénéré père, grâce au Journal qu’il a créé à Fès L’Action du Peuple, en 1933. Dans un article de ce journal, Mohamed Hassan Ouazzani publie le portrait de Sa Majesté le Roi et fait la proposition d’organiser chaque année, le 18 novembre, « de grandes fêtes pour célébrer l’anniversaire de l’accession de Sidi Mohammed au Trône chérifien ». Devant le succès de cette proposition, relayée dans plusieurs villes du Maroc par les « Jeunes nationalistes », les Autorités du Protectorat ont eu l’habileté de récupérer l’initiative, en instaurant en 1934, la « Fête du Trône » qui se perpétue jusqu’à nos jours.
Ce moment est important, car il instaure une relation intime et morale entre le Mouvement national et le Souverain. Il exprime aussi un rapport de loyauté entre un des principaux meneurs du combat national tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du Maroc, entre Mohamed Hassan Ouazzani et le Sultan et futur Roi (après l’indépendance). Malheureusement, malgré cette relation, les Autorités du Protectorat, condamnent les deux figures de proue du mouvement national, Mohamed Hassan Ouazzani et Allal El Fassi, à un long exil de 1937 à 1946.
Dès le retour d’exil des leaders nationalistes, dans un contexte international marqué par la création des Nations Unies et la proclamation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le Mouvement national est convaincu plus que jamais que la revendication de l’indépendance va dans le sens de l’histoire. Mais la France ne saisit pas l’opportunité de réaménager profondément ses relations avec ses colonies et protectorats. Pourtant, elle a cédé en Indochine en 1945 avant de s’imposer par la force, déclenchant la guerre d’Indochine perdue en 1954. Au Maroc, les promesses de réforme annoncées en 1946 tournent court. Mohamed Hassan Ouazzani, s’appuyant sur les forces libérales et progressistes en France, tente de convaincre les autorités françaises des aspirations des Marocains à l’indépendance et à la liberté. Il propose avec sa formation politique, le Parti Démocrate de l’Indépendance – PDI – une négociation qu’il entame avec des représentants qualifiés du Protectorat sur la base d’un mémorandum, présenté le 23 septembre 1947 à Sa Majesté le Sultan et au Résident général. Pendant plusieurs semaines, des séances de négociations ont lieu et à la fin de chaque séance, une délégation du PDI rend compte des résultats à Sa Majesté le Sultan qui a encouragé cette initiative.
Mais malheureusement, les milieux colonialistes et les intrigues politiques ont réussi à faire échouer cette négociation. Le Maroc aurait gagné une dizaine d’années dans son processus d’accès à l’indépendance ! L’histoire est connue, les crises ont été récurrentes entre la Résidence et le Palais dès 1946. Et c’est Le Sultan qui conduisait la dynamique revendiquant le retour à l’indépendance, marquée par le Discours de Tanger (1947), la grève du Sceau et son voyage en France en 1950 au cours duquel la négociation achoppe sur le refus français de renoncer au Traité de 1912. La crise franco-marocaine s’intensifie, sur fond d’attentats, d’arrestations de militants et de mesures policières. En août 1951, Mohamed Hassan Ouazzani quitte le Maroc qu’il ne regagnera qu’en mars 1956. Le moment est venu à ses yeux « d’internationaliser la question marocaine ». Mon père ainsi que d’autres dirigeants du mouvement national s’installent au Caire pour sensibiliser les pays arabes et asiatiques (Bandoeng 1954) à la cause marocaine. Les dirigeants nationalistes voyagent en Europe et aux Etats-Unis pour faire valoir les revendications du Maroc à l’indépendance au sein des Nations Unies.
L’exil de Feu Mohammed V a été l’expression de l’impuissance des autorités françaises face à la montée de la protestation et des actes de résistance. Comment le peuple marocain et le mouvement national ont vécu cet événement ?
L’exil de Mohammed V a provoqué un traumatisme notamment dans les milieux nationalistes et patriotiques. Le coup de force que signifie le remplacement forcé du Sultan légitime par Ben Arafa en août 1953 va donner lieu à un climat qui s’apparente à celui d’une guerre civile entre les combattants pour l’indépendance et les partisans de Ben Arafa menés par le Pacha de Marrakech, El Glaoui et la majorité des grands Caïds ; ces derniers redoutaient d’être privés de leurs pouvoirs « féodaux» en cas du triomphe des nationalistes. Les partis nationalistes revendiquaient en effet l’instauration d’un Etat moderne, doté d’une Constitution et d’une administration au service du peuple dans toutes les régions du Maroc.
L’exil de Mohamed V a eu comme effet de mobiliser les nationalistes pour la défense du Sultan déporté de force et d’exiger son retour comme préalable à toutes négociations. Des délégations des Partis politiques se sont rendues à Madagascar pour se concerter avec le Sultan sur leurs revendications et lui dire que le peuple marocain était foncièrement derrière lui. Alors que le gouvernement français le pressait d’accepter une renonciation au Trône, le Sultan n’a jamais cédé. Ce refus a contribué à nourrir les revendications et les troubles au Maroc, au grand désespoir des dirigeants français, qui se résigneront à entamer des pourparlers.
Les derniers mois avant l’indépendance ont été marqués par des efforts diplomatiques intenses, au centre desquels se trouvaient le Roi Mohammed V. Pourriez-vous en dire plus ?
Quand la France se décide à ouvrir des pourparlers en été 1955, elle est acculée à faire un geste pour calmer la situation intérieure au Maroc, mais surtout pour démontrer à la future assemblée des Nations Unies à New York en automne 1955 qu’elle a entrepris des efforts en vue de résoudre bilatéralement le conflit franco-marocain, qui préoccupait de plus en plus l’opinion internationale.
Au moment de la rencontre convoquée par la France à Aix-les- Bains en août 1955 pour entendre non seulement les partis politiques, mais aussi des milieux et des personnalités représentant divers courants, le Sultan Mohamed Ben Youssef est toujours à Madagascar. Rien de concret n’est sorti des pourparlers d’Aix-les-Bains, si ce n’est la promesse du gouvernement français de reprendre les discussions à Paris à une date non – déterminée et dans un cadre non défini. Les nationalistes ont annoncé alors publiquement que le retour du Sultan légitime sur son trône était le préalable à toute entrée en négociation.
Depuis lors, les choses vont se précipiter. En octobre 1955, le Sultan et sa famille débarquent dans le sud de la France et s’installent à Beauvallon. Des délégations des partis nationalistes et diverses personnalités rendent visite à Sa Majesté le Sultan, alors que son sort n’est pas encore fixé. Devant affronter la mobilisation des masses initiée par le mouvement national au Maroc, le gouvernement français invite le Sultan à Paris où des négociations sont menées concernant son retour au Maroc qui est fixé au 16 novembre 1955. Sont aussi abordées les premières mesures à prendre pour réorganiser le gouvernement marocain et ramener le calme dans le Protectorat.
A peine installé à Rabat, le Souverain prend des initiatives pour mettre sur pied un gouvernement d’union nationale provisoire, composé de représentants des partis politiques et de personnalités indépendantes. Ce fut une période bouillonnante d’idées et de projets, mais aussi de divergences profondes entre les partis politiques qui ont conduit à des conflits dramatiques parfois. Les historiens n’ont pas encore pu faire toute la lumière sur ces événements tragiques survenus au lendemain de l’indépendance.
Quatre ans à peine après l’indépendance, Mohammed V rendit l’âme. Quel en a été l’impact sur le peuple marocain et le mouvement nationaliste ?
La disparition soudaine du Roi Mohammed V, encore dans la force de l’âge, a été cruellement ressentie par tout le peuple marocain, d’autant plus que Sa Majesté incarnait une union profonde entre le Peuple et la dynastie alaouite. Feu Mohammed V qui a vécu la douleur de l’exil et les manigances de la résidence générale a restauré la dignité et la pleine souveraineté du Maroc. Il a acquis une aura internationale, reconnue par toutes les Puissances au-delà des blocs antagonistes. Il s’est fait le défenseur des peuples algérien et africains qui luttaient pour leur indépendance. A ce combat, les dirigeants du mouvement nationaliste et notamment Mohamed Hassan Ouazzani ont apporté leur énergie et leur soutien surtout en termes de réseaux pour contribuer au rayonnement du Maroc et à la lutte pour la libération des peuples arabes et africains du joug colonial. La concertation était constante entre Sa Majesté Mohammed V et les leaders du mouvement national, conscients de l’importance de la Monarchie et de sa centralité comme symbole de l’identité marocaine.
Plus de 68 ans après l’indépendance, quels enseignements tirer de cette épopée nationale ?
Comme je l’ai déjà souligné au début de cet entretien, il est important que tout citoyen soit bien informé sur les événements importants qui ont marqué l’histoire de son pays. La lutte pour l’indépendance est certes une épopée nationale et mérite comme telle d’être célébrée et commémorée. Mais par rapport aux défis actuels que notre société doit relever pour occuper la place qui lui échoit dans le concert des Nations, il est essentiel de faire en sorte que tout le monde prenne conscience de la nécessité de se battre et de se dépenser sans compter comme l’ont fait les combattants du mouvement national pour l’indépendance du pays.
Une autre leçon qu’il convient de tirer de cette épopée, est justement l’importance de l’effort collectif et de l’union de toutes les forces vives de la Nation pour la réalisation des aspirations du peuple au progrès et à la dignité. Comme le souhaitait mon vénéré père jusqu’à la fin de son combat pour « une démocratie authentique », le peuple marocain, « maître chez lui » après l’indépendance, doit « devenir son propre dirigeant, le responsable de son sort et l’artisan de son avenir ».
Cette épopée nationale s’est inscrite dans un contexte de solidarité internationale qu’il est important de renouveler dans le contexte actuel de grands défis planétaires, de grandes tensions et de guerres. Notre pays, sous la conduite éclairée de sa Majesté le Roi Mohammed VI, assume avec conviction ses devoirs de solidarité et s’investit avec tact et persévérance dans la promotion d’un monde de paix.
Dr Houria Ouazzani
Présidente du Centre Mohamed Hassan Ouazzani pour la Démocratie et le Développement humain
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