Histoire. L’Istiqlal tortionnaire ?

Histoire. L’Istiqlal tortionnaire ?

Telquel

Publié par TelQuel, n° 172, avril 2005.

L’istiqlal tortionnaire?

Par Driss Bennani

L’Istiqlal a torturé des centaines de personnes dans des maisons de torture secrètes entre 1956 et 1960. Des cadres du parti le reconnaissent aujourd’hui. Mais de quel Istiqlal parlons-nous ? Celui de Balafrej, d’El Fassi ou de… Ben Barka ? Enquête

Saura-t-on, un jour, ce qui s’est réellement passé lors des trois premières années de l’indépendance ? Nos responsables politiques (certains d’entre eux) auront-ils le courage d’assumer enfin ce que les plus honnêtes d’entre eux appellent gentiment
aujourd’hui “les écarts de départ” ? Cesseront-ils de noyer la vérité au milieu de leurs accusations croisées, et souvent manipulatrices ? Une récente visite à Dar Bricha (Tétouan) a brusquement remis ces questions au goût du jour. Initiée par le Forum vérité et justice (FVJ), elle a révélé au grand public cette banale maison tétouanaise, dressée au milieu de nulle part, délabrée et aujourd’hui habitée par deux familles nombreuses… et visiblement pas tout à fait au courant de l’objet de la visite ce jour-là. Pourquoi autant de monde s’était-il soudain donné rendez-vous devant leur ancienne demeure ? Que trouvent-ils de si intéressant à ces murs qu’un promoteur immobilier avait menacé de raser il n’y a pas si longtemps de cela ? Ils seront les premiers surpris en apprenant que, là même où ils vivent aujourd’hui, des hommes ont goûté aux pires des tortures et que, pour beaucoup, Dar Bricha était la “dernière demeure”. Bien avant Derb Moulay Cherif, Agdez ou Tazmamart. La première maison de torture du Maroc indépendant. Rien que ça.
Qui y était torturé, par qui, quand, comment et pourquoi ? Difficile de répondre. à moins de céder aux versions aussi têtues des uns que des autres, il est difficile de fournir des réponses vraies et affirmatives. Grosso modo, disons que (ce sont les seuls faits avérés) Dar Bricha était tenue par des istiqlaliens ou proches du parti nationaliste, que de nombreux Chouris (membres du parti de la Choura et de l’Istiqlal) et autres y ont été torturés à partir de 1956. Aller plus loin dans la recherche de vérité se révèle être un véritable casse-tête. “Même au niveau de l’IER, il est difficile de trancher, tant ces premières années de l’indépendance restent floues. Le paysage politique était encore un tout compact et le pouvoir trop dilué pour que des responsabilités soient clairement établies”, analyse cet observateur, proche des membres de l’instance.

L’Istiqlal, mais lequel ?
Dans l’esprit des Chouris pourtant, point de doute. Leur parti est aujourd’hui presque inexistant et n’ont qu’une revanche à prendre, acculer l’Istiqlal, leur ennemi de toujours. Abdessalam Ouazzani est le coordonnateur du parti du Choura et de l’Istiqlal dans les provinces du nord. Le sexagénaire ne bronche même en lançant, une énième fois sans doute, que “l’Istiqlal est à 100% responsable des atrocités qui ont eu lieu au lendemain de l’indépendance”. “Le parti d’Allal El Fassi, poursuit Ouazzani, enlevait nos militants, les torturaient, souvent à mort. L’Istiqlal est le précurseur du crime politique au Maroc indépendant”. Exactement le genre de déclarations qui fait méchamment sourire les cadors du parti d’Allal El Fassi. Sans renier cette époque sombre de l’histoire récente du pays (ils reconnaissent les tortures, l’existence de Dar Bricha, etc.), ils insistent, dans un premier temps, sur le côté “sporadique et spontané de ces égards”. Pour beaucoup d’entre eux, “il s’agit de groupes de Feddaiyine (résistants) réfugiés dans certains repères du parti (dont Dar Bricha), devenus incontrôlables après l’indépendance, et qui auraient agi de leur propre gré”.
Premier point donc, il existait bien une relation organique entre les tortionnaires et le parti de l’Istiqlal, de l’aveu même de certains leaders actuels. Mais agissaient-ils réellement sans l’aval de la direction centrale du parti, étaient-ils réellement incontrôlables ?
Difficile de faire croire cette version des faits aux quelques chouris endurcis, encore à la recherche d’équité (peut-être moins de réconciliation). C’est que ces derniers ont leurs arguments également. “Les enlèvements se faisaient en voiture, exécutés par des groupes sur les routes, à la sortie des maisons, etc. Des centaines de personnes enlevées, au même moment, étaient ensuite emprisonnées dans plusieurs maisons de tortures dans le nord du royaume, déplacées, etc. Tout cela nécessite des moyens, une stratégie. Ce n’était pas du tout improvisé. C’est risible d’entendre des responsables actuels de l’Istiqlal dire que leurs état-majors n’étaient pas au courant”. Sous couvert d’anonymat et de conditionnel, ce jeune responsable istiqlali rodé aux ruses du vieux parti analyse : “Vu que les victimes étaient des chouris, le bourreau ne pouvait être qu’istiqlali”. “D’accord, mais de quel Istiqlal parle-t-on dans ce cas?”, s’aventure presque à penser un membre du conseil national du parti. La question, d’apparence anodine et politicienne, est pourtant lucide. Jusqu’en 1959, date de la création de l’UNFP, l’Istiqlal réunissait tous les courants politiques du Maroc. Y cohabitaient des gens comme Allal El Fassi, Mohamed Boucetta, mais aussi Abderrahim Bouabid et Mehdi Ben Barka. Ce qui permet à certains renards du parti nationaliste de se blanchir en acculant l’aile gauchiste et blanquiste que couvait l’Istiqlal. “Ce sont eux qui sont à l’origine de ces massacres, c’est d’ailleurs dans leur culture. Ne s’illustreront-ils pas plus tard par plusieurs actes de violence ?”, lance le même membre du conseil national. Le ton change …

Et l’état dans tout cela ?
Selon une correspondance rédigée par Abdelkrim El Khattabi à l’attention de Mohamed Ouazzani (chef du parti de la Choura et de l’Istiqlal) en 1960 (voir encadré), l’émir du Rif liste des maisons de torture existant partout dans le royaume, et estime le nombre de torturés entre 1956 et 1960 à plus de 9000 personnes. “Le chiffre est exagéré, peut-être même multiplié par 10”, analyse un observateur indépendant. Qu’à cela ne tienne, une question s’impose : où était donc l’état (ou la monarchie) au moment où des centaines de ses citoyens (sujets) étaient enlevés, torturés, tués et enterrés? Si Abdelkrim El Khattabi, de son exil au Caire, a pu estimer cela, qu’en est-il du pouvoir central à Rabat ? “C’est ne pas se mettre dans le contexte de l’époque”, répond cet historien. En 1956, le Maroc accède tout juste à l’indépendance. Dès son retour d’exil, Mohammed V affirme qu’il est désormais roi de tous les Marocains. L’Istiqlal, parti qui a toujours co-revendiqué la paternité de l’indépendance, sent le coup venir. Fin 1955, un gouvernement pluriel est nommé, avec un Premier ministre indépendant à sa tête (El Bekkay), 10 ministres de l’Istiqlal et 6 du Choura. L’Istiqlal rumine sa rage et finit par revendiquer un gouvernement homogène, menaçant de quitter celui déjà en place. En 1956, craignant que la popularité du parti d’Allal El Fassi ne se retourne contre lui, Mohammed V cède aux pressions et nomme Ahmed Balafrej à la tête d’un gouvernement Istiqlali. Petit à petit, le parti tisse sa toile un peu partout dans les institutions du jeune état indépendant au point de s’en confondre. “Ils contrôlaient la police, la justice, les prisons, etc. Ils étaient gouverneurs, procureurs et ministres. Un rouleau compresseur qui rasait tout ce qui ne lui plaisait pas”, raconte Abdessalam Ouazzani. à commencer par les Chouris, évidemment.

Pourquoi ?
Le parti d’El Ouazzani rassemblait une élite avant-gardiste et libérale qui dérangeait (elle parlait déjà de monarchie constitutionnelle, de libertés publiques, de légitimité démocratique, de pluralisme). “L’Istiqlal voulait, lui, jalousement garder sa position de premier parti nationaliste et l’image du parti dont les cadres ont libéré la nation”, reconnaît un responsable actuel du parti. Cela revient-il à reconnaître (expliquer) les excès des premières années d’indépendance ? Silence radio.
Des témoignages récents (dont celui de Abdallah Ouaggouti, grand compagnon d’Abdelkrim El Khatib) font cependant sortir les responsables de l’Istiqlal de leurs gonds. Ils racontent comment Allal El Fassi a personnellement visité Dar Bricha et demandé à ce qu’on lui fasse entendre les hurlements des chouris. Et là, c’est le secrétaire général du parti en personne qui monte au créneau. Selon Abbès El Fassi, “dire cela est insultant. Cela ne nous dérange pas que le peuple marocain sache toute la vérité sur ce qui a pu se passer lors de ces années et sur ceux qui se sont réfugiés à l’étranger et ont souvent bénéficié d’aides et de largesses de l’étranger”. La référence, à peine voilée aux gauchistes de l’Istiqlal de 56, est censée blanchir le parti de droite. Mais reconnaît de fait, au moins, l’existence et l’ampleur de ces crimes et l’origine de la relation avec l’Istiqlal. Et Mohammed V ? Il était apparemment au courant mais n’avait pas les moyens de contrer un parti qui avait, à un moment, plus de pouvoir que lui. Reste Mehdi Ben Barka. Dans une récente interview, Abdelwahed Maâch, secrétaire général du parti de la Choura et de l’Istiqlal ne mâche pas ses mots pour accuser le leader socialiste d’avoir orchestré tout cela avec Ahmed Balafrej… blanchissant au passage Allal El Fassi. Retour à la case départ.

Document. Quand Abdelkrim accable
C’est un document daté de 1960. Une lettre de huit pages envoyée par Abdelkrim El Khattabi à Mohamed Ouazzani, chef du parti de la Choura et de l’Istiqlal. Grâce à ses services de sécurité, l’émir du Rif y dit pouvoir quantifier l’ampleur des crimes politiques qui ont été enregistrés dans le pays à partir de 1956. En tout, estime Abdelkrim, ce sont 9672 personnes qui auraient été arrêtées dans la centaine de centres de détention dissimulés dans tout le royaume (et que Abdelkrim liste avec précision dans sa lettre). En outre, Abdelkrim dit pouvoir fournir tous les détails concernant les personnes arrêtées (jusque leur état civil, dit-il). à aucun moment cependant, Abdelkrim ne cite clairement l’Istiqlal, s’attardant sur des images et des insinuations qui renvoient au parti d’Allal El Fassi.
Maintenant quel crédit donner à ce document ? “Les chiffres y sont certainement exagérés, personne ne pouvait à l’époque quantifier les crimes avec autant de précision. Mais l’honnêteté des informations concernant les lieux de torture et les méthodes utilisées est établie”, explique un historien.