Manifestes de l’Indépendance : L’histoire aussi a des petits dessous

L'économiste
Publié par L’Economiste, N°: 1935 Le 10/01/2005

Manifestes de l’Indépendance :
L’histoire aussi a des petits dessous

“Youpi, c’est jour férié!”. Il y a plusieurs manifestes. Encore des batailles de légitimité. Que fête-t-on déjà ce mardi 11 janvier? Ah oui, le Manifeste de l’Indépendance, remis le 11 janvier 1944 par les nationalistes au Sultan Mohammed ben Youssef, à Roosevelt, Churchill et à la France. Ce n’est pas rien, et pourtant, sur dix personnes testées au hasard des rencontres, six (dont un célèbre humoriste et un contrôleur de gestion d’une grande société) ont avoué “ne pas trop savoir ce que l’on fêtait”: “Youpi c’est jour férié!” Mais quel sens donner à cette histoire pas si vieille, et qui pourtant ne dit pas grand-chose à beaucoup de gens? Pourtant, loin de l’emphase, cette période-là a constitué une vraie rupture historique. “C’est le moment où l’on passe de la logique réformatrice du Protectorat à la revendication de l’indépendance. Le traité du Protectorat est devenu caduc pour les Marocains”, explique l’historien Mustapha Bouaziz. Ce manifeste scelle aussi l’alliance entre les nationalistes et le Sultan de manière solennelle. Mais attention, ce n’est pas le seul manifeste, ni la seule alliance!Par ce manifeste, la relation entre le Sultan et les nationalistes est passée du tacite à l’explicite. C’est également la période où, à l’international, la France n’est plus considérée comme le seul acteur important, par les nationalistes comme par le Sultan (cf. La Conférence d’Anfa de 1943). “C’était peut-être l’acteur le plus faible à ce moment car Roosevelt et Churchill ont fait de l’ombre à De Gaulle; l’image de la France s’effondrait”, analyse l’historien. C’était donc une autre rupture dans le rapport colonisé-colonisateur. Mais cette histoire était et est encore un enjeu politique que les différents acteurs veulent s’approprier. Et cela se répercute même sur l’écriture de l’Histoire, qui attend que la mémoire collective, plus propice à la glorification des héros, lui cède la place. Car si les faits principaux sont prouvés et avérés, les historiens ne sont pas au bout de leurs peines.Les doutes sur certains faits sont encore retranscrits, validés par les officiels(1). Des découvertes se font encore. “Encore trop de personnages et d’enjeux politiques dans les coulisses”, dit un historien. Mais il refusera de livrer le fond de sa pensée.

D’autres refuseront aussi de répondre aux questions: des silences qui parlent? . La bataille des héros
Les dissensions politiques et sociales de l’époque rattrapent ce présent et c’est eux qui racontent encore notre indépendance. Un Boubker Kadiri, l’un des héros de l’indépendance, réfute certains propos de Mohamed Hassan El Ouazzani, autre figure de la Résistance. Un historien cherche encore les motivations des uns et des autres à cette époque, poussant la démarche contradictoire jusqu’à se demander si les nationalistes n’avaient pas pris la décision de réclamer l’indépendance qu’après le débarquement américain de 42 (2).Les historiens veulent faire de la “réhabilitation historique”, comme l’expliquent certains.“L’histoire de cette période reste liée à la publication des sources officielles marocaines et françaises dont la totalité ne sera livrée aux historiens que dans quelques décennies”, écrit Moulay Abdelhadi Alaoui (in “Le Maroc du traité de Fès à la libération”). Le passé serait encore trop vivant.

La permanence du sens historique est loin d’être acquise aujourd’hui, même après 61 ans! Il n’y a pas une seule légitimité mais plusieurs. Parce qu’il y a eu un manifeste le 18 décembre 1942, puis un autre le 13 janvier 1944, rédigé par le parti de Ouazzani. “On en reparle depuis ces dix dernières années”, signale Bouaziz. Et il y avait eu un premier document de demandes de réformes, en 1931, puis le Plan de réformes de 1934. Seuls les spécialistes connaissent ces détails. Pour tout le monde, celui qui reste c’est celui de l’Istiqlal, celui du 11 janvier 44. Bouaziz confirme les doutes: “C’est vrai que ni les formes, ni les étapes de cette libération ne sont claires, mais cela n’empêche pas d’entreprendre une pratique politique pleine d’innovations”, à propos du “mouvement national” (plus large que “nationaliste”) des années 30. Rendez-vous au 100e anniversaire pour une autre histoire peut-être, qui sait?

L’autre manifeste

Le parti de la Choura et de l’Istiqlal, mené par Ouazzani, issu du Comité d’action marocain (comme le Parti de l’Istiqlal), a, lui aussi, présenté un manifeste au Souverain, deux jours après celui de l’Istiqlal. Et l’on n’en parle que ces dix dernières années, rapporte un historien… La réhabilitation prend décidément du temps. En fait, le manifeste du Parti de l’Istiqlal lui a été soumis. Mais les deux protagonistes ne se sont pas mis d’accord. Il y a eu négociation entre les anciens membres du Parti national (les “amis de Allal Fassi”) et les anciens de la Haraka Qaoumya (premier parti de Ouazzani). Allal Fassi était en exil au Gabon et Ouazzani était en résidence surveillée dans le sud du Maroc, à Idzer. L’intention des deux groupes était de présenter un manifeste commun. Mais échec des négociations. Apparemment pour des raisons de formules et classement des signatures! C’est-à-dire que les dignitaires débattaient jusque sur la hiérarchie des signatures de chacun sur ce manifeste.

Du Protectorat à la Libération

1912-1925: Après la signature du traité de Fès, c’est le traumatisme et l’éclipse de l’élite citadine et la “pacification” dans les campagnes (qui a duré jusqu’en 1937). 1925-1937: Le mouvement national, politique, citadin et légaliste s’organise. La principale revendication: réformer le protectorat pour permettre aux Marocains d’être des citoyens à part entière sous le contrôle de la France.

1930: Le Dahir berbère: c’est la première rupture après la colonisation et l’apogée du mouvement nationaliste qui a compris que ce dahir visait la séparation des Arabes et Berbères et donc un contrôle français plus important sur deux territoires distincts.

1931: Le document de revendications marocaines est signé le 1er mai par 800 personnalités de la région du Nord. C’est, semble-t-il, le premier du genre dans la lutte anticoloniale marocaine.

1934: Le Comité d’action marocaine (CAM) élabore le plan de réformes et demande la réforme du Traité du Protectorat (ou de Fès). Ponsot, le résident général de France de l’époque en avait dit: “c’est une bonne thèse de doctorat en droit”…. 1936: Grèves ouvrières au Maroc après l’arrivée au pouvoir du Front populaire en France. Le CAM se transforme sans autorisation en parti politique. Les colons arrêtent Allal Fassi, Hassan Ouazzani et Mohamed Lyazidi, leaders du mouvement nationaliste. Affrontements généralisés et arrestations politiques.

1937: Le résident Noguès dissout le CAM. Deux mois après, deux partis politiques se recréent: le Parti national pour la réalisation des réformes de Allal Fassi et Le mouvement Qaoumya de Mohamed ben Hassan Ouazzani. Rearrestations de leaders nationalistes, emprisonnements massifs, dissolution des partis, interdiction de journaux… Allal Fassi est exilé au Gabon, Ouazzani en résidence surveillée dans le Sud marocain et Balafrej en Suisse.1939-1944. 1939: Le Sultan soutient la France dans la Seconde Guerre mondiale et en fait appel à son peuple. Les nationalistes donnent également leur appui.

8 novembre 1942: débarquement américain. 18 novembre 1942: publication du Premier manifeste de l’Indépendance par les nationalistes de la zone nord (espagnole à l’époque). 1943 : En janvier, c’est la Conférence d’Anfa où Roosevelt s’entretient en secret avec Mohammed V. En novembre, création du Parti communiste marocain.

1944-1950: 11 janvier: Manifeste de l’Indépendance du parti de l’Istiqlal. C’est la deuxième rupture assumée après celle de 1930, même si elle a commencé en 1939. 13 janvier: Manifeste de l’Indépendance du mouvement Qaoumya. Le Souverain et les nationaux sont solennellement des alliés en 44. En 43, la France perd de son aura internationale. Elle n’est plus l’unique interlocuteur du Souverain et des nationalistes.

1950-1956: Après la déportation de Mohammed V, la résistance revient à la lutte armée jusqu’à l’indépendance.

Source: Bernard Lugan, histoire du Maroc, des origines à nos jours édition Perrin, Mostafa Bouaziz, , aux origines de la Koutla démocratique, Université Hassan II, Aïn chok.

Mouna KADIRI.

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